'Tout voir, tout entendre,

ne perdre aucune idée', Evariste Galois, 29/Oct/1831


La vie d'Évariste Galois

par M. Paul Dupuy

Professeur agrégé d'histoire, surveillant général de l'École Normale.

La vie d'Évariste Galois

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Du reste Galois n'avait encore que dix-neuf ans et ne devait tirer au sort qu'en 1832 ; d'autre part il ne renonçait pas du tout à l'enseignement, puisque, dès le jeudi 13 janvier, il ouvrit chez Caillot, libraire, rue de Sorbonne numéro 5, un cours public d'Algèbre superieure. « Ce cours, annonçait la _Gazette des Écoles_, aura lieu tous les jeudis à une heure et quart; il est destiné aux jeunes gens qui, sentant combien est incomplète l'étude de l'Algèbre dans les collèges, désirent approfondir cette Science. Le cours se composera de théories dont quelques-unes sont neuves, et dont aucune n'a jamais été exposée dans les cours publics. Nous nous contenterons de citer une théorie nouvelle des imaginaires, la théorie des équations qui sont solubles par radicaux, la théorie des nombres et les fonctions elliptiques traitées par l'Algèbre pure. » Passé sans plus tarder au rang des maîtres, comment Galois aurait-il regretté son expulsion de l'École? Avant même qu'elle fût définitive, il avait usé de sa liberté recouvrée pour se lancer en pleine mêlée politique. La bataille était alors plus ardente que jamais; elle se livrait autour de la Chambre des pairs qui jugeait les ministres de Charles X, et les étudiants y tenaient les premiers rangs. C'étaient là des tentations irrésistibles pour Galois. Des débats de son dernier procès politique il résulte que, à peine sorti de l'École Normale, il entra malgré sa jeunesse dans l'artillerie de la garde nationale. Celle-ci en effet avant été dissoute le 31 décembre 1830 par ordonnance royale, comment Galois, qui ne fut pas compris dans la réorganisation, aurait-il eu un uniforme le 14 juillet 1831 et se serait-il cru le droit de le porter, s'il n'avait pas été enrôlé régulièrement entre le 9 et le 31 décembre? Le ministère public ne contesta pas du reste qu'il eût appartenu à la garde nationale. Or, sur les quatre bataillons de l'artillerie, il y en avait deux qui étaient presque entièrement composés d'_Amis du peuple_, dont les officiers étaient tous les principaux chefs de cette Société républicaine, [de la Hodde, _Histoire des Socétés secrètes._] et c'est ce qui m'a fait supposer que Galois avait fait partie des _Amis du peuple_ dès les vacances de 1830. En tout cas, c'est à côté d'eux qu'il se rangea aussitôt qu'il fut libre, et il appartint désormais à la fraction la plus agissante du parti républicain. Il était sans doute avec son bataillon dans la cour du Louvre, le jour où fut rendu le jugement des ministres, et où Cavaignac, Trélut, Guinard furent accusés d'avoir voulu livrer leurs canons au peuple; il fut ensuite, lui-même s'en vanta en juin 1831, [Procès du 15 juins (_Gazette des Tribunaux_)] de toutes les émeutes qui secouèrent quotidiennement Paris pendant les six mois qui suivirent le procès des ministres. Je ne pense pas que, dans ces conditions, le cours d'algèbre supérieure, qu'il avait ouvert devant une quarantaine d'auditeurs, ait été bien régulier ni bien long. D'un autre côté, l'Académie des Sciences lui ménagea une déception nouvelle: M. Poisson rapporta au bout de quatre mois le mémoire que Galois lui avait remis sur une _Question de la résolution générale des équations_ et le déclara incompréhensible. [_Revue encyclopédique._ C'est le Mémoire publié en 1846 par Liouville.] Dès lors Galois se donna tout entier à la politique : suivant su propre expression, son coeur se révolta contre sa tête. Avec la fougue de sa jeunesse et l'intransigeance habituelle de son caractère, il atteignit bien vite les extrêmes limites de l'exaltation. « S'il fallait un cadavre pour ameuter le peuple, disait-il, je donnerais le mien. » [Communiqué par sa famille] Tel était son état d'esprit, lorsque, le 9 mai 1831, il assista au fameux banquet des _Vendanges de Bourgogne_ et s'attira par un toast régicide sa première poursuite politique. Après la dissolution de l'artillerie de la garde nationale, les officiers suspects d'avoir voulu livrer leurs canons au peuple avaient été poursuivis par le gouvernement. Ce procès, connu sous le nom de procès des _Dix-neuf_, aboutit en cour d'assises a un acquittement. Un banquet fut donné pour le fêter dans un restaurant de Belleville,les _Vendanges de Bourgogne_, le 9 mai 1831: deux cents républicains environ y assistaient; beaucoup avaient, pour protester contre la dissolution et la réorganisation de l'artillerie, revêtu le costume d'artilleur de la garde nationale auquel ils n'avaient plus droit. A la fin du repas, des toasts furent portés à la révolution de 93, à la Montagne, à Robespierre, et acclamés; d'autres à la révolution de 89 et à celle de 1830, hués. Un artilleur s'écria : « Au soleil de juillet 1831! puisse-t-il être aussi chaud que celui de 1831, et ne pas nous éblouir! » Plus tôt ! plus tôt! répondit-on de tous les côtés. Les esprits étaient donc très montés, lorsque Galois, placé à l'une des extrémités dc la table, se leva et, tenant de la même main son verre et un couteau ouvert, dit simplement : « A Louis-Philippe!» L'assemblée se méprit d'abord sur le sens du toast et y répondit par une bordée de sifflets; mais Galois s'expliqua, on vit le couteau et, tandis que l'un des convives, Gustave Drouuneau, se retirait en protestant contre une pareille horreur, [_Gazette des École_] qu'Alexandre Dunmas et quelques autres passaient par la fenêtre dans le jardin pour ne pas se compromettre, [Alexandre Dumas] la plupart des assistants acclamèrent Galois : on l'imita, en levant les bras avec des gestes de menace et en répétant : « A Louis-Philippe! à Louis-Philippe! » Après quoi les plus jeunes, s'étant formés en bande, descendirent sur le boulevard, le parcoururent en poussant des cris et finirent leur soirée en allant danser autour de la colonne Vendôme. [C'est le lendemain que le maréchal Lobau fit jouer les pompes au même endroit, sans beaucoup de succées dáilleurs, l'eau ayant manqué.] C'était la première fois que paraissait publiquement la pensée d'un attentat contre le roi. Galois fut arrêté chez su mère et mis à Sainte-Pélagie en prison préventive. Il y eut d'abord chez lui un premier mouvement de surprise et comme un étourdissement assez naturel chez un jeune homme de cet âge : il écrivit à son ami Auguste Chevalier : « Je suis sous les verrous !... tu as entendu parler des _Vendanges de Bourgogne_. C'est moi qui ai fait le geste..... Mais ne m'adresse pas de morale, car les fumées du vin m'avaient ôté la raison..... » [_Revue encyclopédique._] Il cherchait encore à s'excuser; vers la fin de l'instruction, il se laissa persuader par son avocat et par ses amis de dire qu'il avait ajouté à son toast « s'il trahit », que cette restriction s'était perdue dans le tumulte des sifllets, muais que ses voisins de table l'avaient bien entendue; ceux-ci témoignèrent dans le même sens. Mais ce mensonge pesait à Galois et, le 15 juin, à l'audience de la cour d'assises, il finit par se rétracter publiquement, malgré le témoignage de ses amis et ses propres déclarations dans l'interrogatoire. La prévention adoptée contre lui était le délit de _provocation, par des discours proférés dans un lieu et dans une réunion publics, à un attentat contre la vie et la personne du roi des Français, sans que ladite provocation ait été suivie d'effet._ L'attitude de Galois pendant les débats du procès fut agressive et ironique. Dans ses réponses au président, il reconnut l'exactitude des faits qui lui étaient reprochés; il vanta la commodité du couteau, dont il s'était servi avant son toast pour découper du poulet et du dindon; il déclara que son toast était bien une provocation pour le cas où Louis-Philippe trahirait et sortirait de la légalité. « Tout, dit-il, nous engage à porter nos prévisions jusque-là. La marche actuelle du gouvernement peut faire supposer que Louis-Philippe est capable de trahir la nation, parce qu'il ne nous a pas donné assez de garanties de sa bonne foi pour ne pas nous faire craindre ce résultat. Tout ce que nous voyons nous rend su loyauté suspecte; son avènement au trône préparé depuis longtemps ... » Il allait sans doute parler du serment de fidélité prêté par le duc d'Orléans à Charles X dans la cérémonie du sacre, lorsque son avocat l'interrompit et pria ironiquement le président de ne pas maintenir l'interrogatoire sur un terrain dangereux pour le roi. L'audition des témoins n'aurait pas offert grand intérêt si Drouuneau, celui-là même qui avait hautement protesté contre le toast, n'avait refusé de prêter serment et ne s'était fait infliger une amende. Il lut bien établi que Galois n'était pas, comme il l'avait écrit à Chevalier, privé de raison par les fumées du vin; il n'y avait eu qu'une seule bouteille de vin devant chaque convive, et la plupart n'avaient pas été vidées; de liqueur Galois n'en avait pas bu, par la bonne raison qu'on n'en avait pas servi. Quant au « _s'il trahit_ », tous ses voisins de table déclarèrent qu'ils l'avaient entendu. Le réquisitoire de l'avocat général porta surtout sur deux points : il voulut prouver que les _Vendanges de Bourgogne_ étaient bien un lieu public; il contesta que Galois eût mis aucune restriction à sa menace, en faisant remarquer que, pendant la première partie de l'instruction, l'accusé n'en avait pas parlé. Avant de laisser parler son défenseur, Galois tint à présenter lui-même ses observations sur le réquisitoire. « Je vais, dit-il, répondre à quelques erreurs de l'accusateur public. Il m'a d'abord objecté mes réponses dans l'instruction et l'omission du correctif « _s'il trahit!_ ». Je dois dire que j'ai mieux aimé céder au voeu du juge d'instruction que de m'exposer à rester trois ou quatre mois en prison. J'avoue d'ailleurs qu'il y a eu peut-être un peu de malice dans mon fait : vous ne vous figurez pas la joie du commissaire de police quand il a cru avoir découvert en moi un conspirateur. Peu s'en est fallu qu'il n'ait cru sa fortune faite; il doit être un peu détrompé. Je ne puis laisser passer sans réponse ce que vous a dit l'accusateur publie, qu'il était impossible que le roi trahit; personne n'a aujourd'hui la niaiserie de croire qu'un roi soit impeccable, surtout depuis que les juges qui, sous Charles X, nous poursuivaient pour avoir dit qu'un roi pouvait faillir, ont prêté serment à un autre roi placé sur le trône par suite de la sottise du roi déchu. » Il se mit alors, dit la _Gazette des Tribunaux_, à lire un discours extraordinairement exalté : il dit qu'il était de ceux qui, depuis plusieurs mois, avaient parcouru plusieurs fois les rues en armes, et qu'il aurait voulu se trouver à l'audience du samedi précédent, où, dans une affaire de complot, ses amis avaient insulté les témoins, les juges et les jurés, envahi le prétoire et accueilli par des sifflets et des huées les ordres du président. Le président, très paternel, dut l'interrompre avec douceur et lui faire observer qu'il nuisait lui-mème à sa défense. Celle-ci fut présentée par un des défenseurs attitrés des accusés républicains, Me_ Dupont. Laissant de côté la question du correctif, puisque l'accusé s'était enlevé à lui-même cette circonstance atténuante, il fit surtout une réfutation juridique du réquisitoire et soutint que le restaurant ne pouvait être considéré comme un lieu public. Après un échange de répliques animées entre le défenseur et l'avocat général, le président résuma les débats et finit, comme celui du procès des _Dix-neuf_, en faisant appel aux sentiments des jurés comme pères de famille. Comme le juge d'instruction, il était touché par la jeunesse de l'accusé. C'était sans doute aussi le sentiment des jurés, car il leur suffit de dix minutes de délibération pour apporter un verdict négatif. Galois se leva tranquillement, descendit dans le prétoire, prit son couteau sur la table des pièces à conviction, le ferma, le mit dans sa poche, et sortit sans mot dire. [Alexandre Dumas, Mémoire]


Bernard Bychan; Last Modified: April 21, 2005