'Tout voir, tout entendre,

ne perdre aucune idée', Evariste Galois, 29/Oct/1831


La vie d'Évariste Galois

par M. Paul Dupuy

Professeur agrégé d'histoire, surveillant général de l'École Normale.

La vie d'Évariste Galois

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I Évariste Galois est né le 25 octobre 1811, au Bourg-la-Reine, dans une maison qui porte aujourd'hui le nº 20 de la Grand'Rue. Avant d'être peinte en vert et en saumon et de s'appeler pour le Parisien _Villa de Bourg-la-Reine_, cette maison était naguère encore une institution de jeunes gens, dont l'origine remontait au delà de la Révolution. Elle avait eu alors pour propriétaire le grand-père d'Evariste. Loin de souffrir de la Révolution, le grand-père Galois lui avait dû au contraire la prospérité de son pensionnat le Bourg-la-Reine, devenu le Bourg-l'Égalité, jouissait d'un calme relatif à petite distance de Paris; la plupart des collèges ou des autres pensionnats, tenus presque tous par des prêtres, avaient disparu ou étaient devenus suspects : c'étaient autant de circonstances favorables dont linstitution Galois avait profité; elle avait dû aussi une part de son succès aux sentiments ardents avec lesquels la famille Galois s'était ralliée d'abord à la Révolution, puis à lordre de choses qui en était issu. Pendant que son fils aîné, officier dans la garde impériale, se battait un peu partout en Europe, M. Galois avait cédé sa pension à son cadet, Nicolas-Gabriel, et celui-ci, lorsque naquit Evariste, était devenu depuis un an un véritable fonctionnaire, le chef d'une institution de l'Université impériale. Nicolas-Gabriel Galois avait alors trente-six ans : c'était bien un homme du dix-huitième siècle, aimable et spirituel, habile à rimer des couplets ou à tourner des comédies de salon; il était en même temps profondément pénétré de philosophie. Il avait vu avec joie la chute de la royauté et, même au déclin de l'empire, il aurait encore préféré tout au retour de l'ancien régime. La première restauration fit de lui le chef du parti libéral au Bourg-la-Reine. Pendant les Cent jours, le vote de l'assemblée primaire lui confia la mairie du vil- lage. Après Waterloo, il aurait dû rendre la place à son prédécesseur; muais celui.ci, dans l'intervalle, avait été disqualifié par de mauvaises affaires et venait de quitter le pays : M. Galois profita de l'embarras du préfet pour lui demander d'être confirmé ou remplacé, et, faute d'autre candidat, il fallut le renommer officiellement à la fonction qu'il n'avait pas cessé d'exercer. [Archives de la Seine.] Il devait la conserver jusqu'à sa mort, scrupuleux observateur, sans aucun doute, du serment de fidélité qu'il avait prêté au roi, mais assez fort de l'appui de ses administrés pour résister très fermement à l'omnipotence du curé. Il avait épousé sous l'empire une jeune fille, Adélaïde-Marie Demante, dont la famille, bien connue à la Faculté de droit de Paris, habitait le Bourg-la-Reine, presque en face de la maison Galois. Là aussi, dans une aisance modeste, se conservaient depuis longtemps des traditions de culture intellectuelle dont Evariste Galois devait recueillir l'héritage dès son enfance. Son grand-père maternel, Thomas-François Demante, était docteur agrégé à la Faculté de droit de l'ancienne université de Paris; l'empire en avait fait un magistrat et, lorsque naquit Évariste, il présidait le tribunal de Louviers. C'était un latiniste passionné d'ancien régime : lui-même, il avait rompu tous ses enfants, filles et garçons, aux exercices de la vieille éducation classique ; il leur avait en même temps donné une solide instruction religieuse; muais sur sa fille Adélaïde-Marie l'empreinte de l'antiquité avait été la plus forte. A travers la monotonie apparente des traductions quotidiennes du _Conciones_, les leçons sans cesse renouvelées du stoïcisme romain avaient pénétré jusqu'au fond l'âme de la jeune fille et lui avaient donné une trempe virile; non qu'elle eût cessé d'être chrétienne; elle fit au contraire toute sa vie profession de l'être, mais sans aucune nuance de dévotion féminine, rapprochant des textes sacré ceux de Cicéron et de Sénèque et réduisant presque la religion au rôle d'enveloppe des principes de la morale. Avec cela une imagination ardente, qui exaltait encore chez elle la force du caractère et donnait à ses vertus, que ce fût le sentiment de l'honneur ou le pardon des injures, quelque chose de passionné. [La plupart de ces renseignements sur le père et la mère de Galois m'ont été fournis par sa famille, notamment par M. Gabriel Demante.] Telle était la mère d'Évariste Galois. Il faut la connaître pour le bien comprendre lui-même, et il faut savoir aussi que, jusqu'à l'âge de douze ans, il n'eut pas d'autre maître. Sur cette première partie de sa vie, ce qu'on sait de sa mère est à peu près tout ce qu'on sait de lui. Comme elle n'est morte qu'en 1872, âgée de 84 ans, il m'a été assez facile de rencontrer des personnes qui l'ont bien et longtemps connue : elles ont gardé très précis le souvenir de son intelligence restée vivace jusqu'au bout, de sa générosité poussée, paraît-il, jusqu'à l'imprévoyance; il m'est arrivé même de l'entendre taxer d'originalité et de bizarrerie, et j'ai cru devoir le noter, parce que cela aussi aide à expliquer des jugements analogues portés sur son fils, qui tenait assurément d'elle les principaux traits de sa personne morale. Quant à lui, mort si jeune et depuis soixante-quatre ans, les parents ou les amis qui l'ont connu, lorsqu'il était encore l'élève de sa mère, sont devenus très rares, et les souvenirs qu'ils ont gardés de ce temps, bien lointains et bien vagues. Cependant sa cousine germaine, MBénard_, née Demante, fille et soeur des jurisconsultes bien connus qui professèrent à la Faculté de droit, se rappelle encore un garçon sérieux, aimable, grave et affectueux, qui tenait une grande place dans le petit monde d'enfants groupés autour de la grand mère Demante. C'était Évariste qui, dans les fêtes de famille, en digne fils de son père, composait les dialogues ou rimait les couplets à l'ancienne mode, dont sa soeur, ses cousins et ses cousines régalaient la vieille dame. Je ne suis même pas bien sûr que quelques refrains de la façon de Galois ne rôdent [pas] encore dans la mémoire de MBénard_ Bénard; je n'ai pas osé insister pour obtenir de sa complaisance ces vers, qui n'ont sans doute aucun autre intérêt que celui de souvenirs intimes. Mais ce que madame Bénard m'a dit très volontiers, c'est, en contraste avec la gaîté juvénile des années passées au Bourg-la- Reine, le vide laissé par le départ de Galois, lorsqu'il entra à Louis-le-Grand, et, bientôt après, le changement de caractère qui coïncida avec la première éclosion de son génie mathématique et préluda aux dernières années de sa vie, si pleines, si agitées, si étranges.


Bernard Bychan; Last Modified: April 21, 2005