'Tout voir, tout entendre,

ne perdre aucune idée', Evariste Galois, 29/Oct/1831


La vie d'Évariste Galois

par M. Paul Dupuy

Professeur agrégé d'histoire, surveillant général de l'École Normale.

La vie d'Évariste Galois

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II Pour bien comprendre les incidents qui, au mois de décembre 1830, amenèrent l'expulsion de Galois de l'École Normale (l'École préparatoire avait repris ce nom dès le 6 août), il faut encore une fois se rendre compte des circonstances environnantes et de l'état d'esprit où elles devaient mettre Galois. Pendant les derniers mois de 1830, la fermentation de Paris était aussi violente qu'aux époques les plus fiévreuses de la grande Révolution le maintien de la Chambre élue avant les journées de juillet, les tiraillements entre les ministres qui voulaient une politique de progrès démocratique et ceux qui désiraient une politique de résistance, les manoeuvres du roi pour se soustraire aux engagements tacites de l'Hôtel-de-Ville et, en louvoyant entre les deux partis, aboutir à son _juste milieux_, ce qu'il y avait d'absurde dans une quasi-légitimité comme ce qu'il y avait de généreux dans les combinaisons tentées pour sauver la tête de M. de Polignac, tout ce qui se faisait ou se préparait dans le gouvernement de Louis-Philippe irritait profondément les classes populaires et, avec elles, plus qu'elles-mêmes, quiconque cherchait les antécédents de Juillet, non pas dans la révolution anglaise de 1688, mais dans la révolution française de 1789. Galois jugeait la situation générale avec les mêmes colères que le parti républicain tout entier; à cela s'ajoutaient les motifs de mécontentement plus immédiats et plus personnels qu'il trouvait dans l'Université et à l'École Normale. Nulle part la curée des places n'avait été plus âpre que dans le monde universitaire : là, dès le lendemain de la révolution, plus vivement et plus haut encore que partout ailleurs, les doctrinaires avaient dit : « La maison est à nous! » M. Cousin, qui n'avait pas paru pendant les trois journées et qui allait se faire donner la décoration de Juillet, M. Cousin, qui n'avait cessé, sous le règne précédent, de réclamer la suppression du Conseil royal de l'instruction publique, venait de s'y installer et de se faire attribuer à la fois la direction de l'enseignement de la philosophie dans les collèges et la haute surveillance de l'École Normale. M. Dubois qui, à la tête du Globe, avait conduit le choeur des doctrinaires contre le gouvernement de Charles X, venait d'abandonner son journal pour se caser dans une inspection générale des études, d'où il jugeait que choses et gens étaient désormais à leur place. De moindres seigneurs s'installaient à leur exemple dans ces fiefs universitaires dont Renan devait voir la ruine, dix-huit ans plus tard, avec tant d'intime satisfaction. Pour connaître les sentiments avec lesquels un jeune homme de dix-neuf ans, coeur ardent et esprit rigoureux comme Galois, assistait à cette conquête de l'Université, il faut moins tenir compte des invectives d'un Barbier ou d'un Méry que du jugement d'hommes parfaitement modérés, et qui se déclaraient eux-mêmes démoralisés par un pareil spectacle. Ainsi Eugène Burnouf, alors maître de conférences à l'École normale, et dont l'écoeurement remplit ses lettres intimes de cette époque : le 16 octobre 183o, il écrivait à Mohl : « Nous avons les doctrinaires au pouvoir, dissertant en long et en large sur l'ordre légal, sur les utopies dangereuses, sur les agitateurs, etc., puis se plaçant très lestement aux gros emplois que les ultras ont laissés vacants, reconstruisant à petit bruit la boutique de Charles X. -. Le peuple est beaucoup plus furieux que lorsqu'il chassait les Suisses... Je voudrais bien vous dire que je suis heureux, ou satisfait au moins; je suis profondément affecté des affaires publiques; je n'aurais jamais cru que je pusse y prendre un intérêt si vif, mais le commencement était si beau que je m'y suis attaché malgré moi, et maintenant je souffre; _desinit in piscem..._ Je ne fais rien du tout, je ne vois absolument personne. Toutes mes connaissances sont devenues sous-préfets, ou même conseillers d'État. Le plus petit nombre se fait prendre mesure d'habits noirs pour solliciter encore. Mais, au milieu de tout cela, ne vous désolez pas sur le sort de notre ami Cousin. Il a empoigné le Conseil royal, qui eût dû sauter avec Charles X... Et Sphynx? O Mégas! Sphynx est radieux et en même temps sombre, comme un mythe qui se dégage des profondeurs de l'intuition pour se réaliser dans l'épopée active, il faut le voir, sabrant les agitateurs, écrasant les folliculaires, faisant guerre à mort aux utopies dangereuses. Il est, en vérité, tout à fait amusant! » Qui est-ce, Sphynx? L'éditeur des lettres de Burnouf s'est bien gardé de nous le dire. Mais, d'après l'allusion aux études religieuses, il semble bien que ce soit M. Guigniault lui-même. Il avait en effet fort à faire avec les folliculaires, représentés par un petit journal universitaire très hardi et très méchant, la _Gazette des Écoles_, dont le rédacteur en chef était M. Guillard, agrégé pour les Mathématiques au collège de Louis-le-Grand. M. Guillard avait, avant Juillet, fait courageusement campagne contre l'ancien Conseil royal de l'Instruction publique, qui n'avait pu le faire taire en le frappant de suspension; depuis la révolution, il avait retourné son opposition contre le nouveau Conseil et la faction doctrinaire il n'y avait personne qu'il prit plus souvent et plus fortement à partie que le directeur de l'École Normale, et ses polémiques donnèrent précisément naissance aux incidents qui, au mois de décembre 1830, mirent aux prises Galois et M. Guigniault. Ces incidents avaient d'ailleurs été préparés par d'autres dans la vie intérieure de l'École depuis la rentrée, les préventions que le directeur et l'élève nourrissaient l'un contre l'autre n'avaient cessé de croître. Plus que jamais la gloire et la popularité acquises par les polytechniciens enfonçaient dans l'esprit de Galois la conviction qu'il avait manqué sa destinée. Il fut de ceux qui eurent l'enfantillage de demander un uniforme pour les élèves de l'École Normale : évidemment à l'imitation de l'École Polytechnique ; M. Guigniault refusa. Une autre fois, plusieurs de ses camarades et lui sollicitèrent des armes pour s'exercer aux manoeuvres militaires toujours comme à l'Ecole Polytechnique; M. Guigniault refusa encore. Il trouva même la demande ridicule et le dit; il parla à cette occasion de l'esprit pitoyable qui animait les collèges, et menaçait de ruiner l'Université et. _même l'École polytechnique_. [Voir la lettre de Galois à la Gazettes des Écoles]. C'était là aux yeux de Galois un blasphème impardonnable. Cependant un nouveau règlement d'études concerté entre MM. Cousin et Guigniault venait d'être promulgué par le Conseil royal. Il avait pour Galois le premier tort de fixer à trois ans la durée des études de l'École Normale, et de reculer ainsi l'époque de l'affranchissement; outre cela, les prescriptions qui concernaient la section des sciences, assez mal combinées d'ailleurs, puisqu'il fallut les réformer après un an, le menaçaient dans la liberté qu'il avait pu garder pour son travail personnel, tant que l'École Normale n'avait été que l'École préparatoire, et que les menaces mêmes dont son existence était entourée en avaient retardé l'organisation précise : le système des examens de passage en particulier était gros de menaces pour Galois. On sentait trop qu'une main vigoureuse venait de se poser sur l'École et ne la lâcherait plus : Galois en fit personnellement l'expérience, et, vers la fin de novembre, se vit infliger par M. Guigniault une consigne indéfinie. [Lettre de L., camerade de Galois] A ce moment même, les élèves de l'École Polytechnique s'assemblaient pour délibérer et voter sur leur règlement, en présence de leur directeur Arago, et, à force de chanter la _Marseillaise_ aux oreilles de leur directeur d'études, le très dévot M. Binet, ils le forçaient à se retirer. [G. Pinet, _Histoire de l'École Polytechnique._] Le contraste entre les deux maisons était décidément trop violent, le lieu d'exil trop étroit pour le malheureux jeune homme, conscient de son-génie, et pénétré jusqu'aux moelles de ce même esprit qui faisait la popularité et la liberté des polytechniciens. Sa haine contre l'École normale et contre M. Guigniault éclata. Intervenant dans une polémique que son directeur soutenait alors contre la _Gazette des Écoles_, et où celle-ci n'avait pas le beau rôle, il adressa à ce journal la lettre que voici : 3 décembre 1830 Monsieur, La lettre que M. Guigniault a insérée hier dans le _Lycée_, à l'occasion d'un des articles de votre journal, m'a paru fort inconvenante. J'ai pensé que vous accueilleriez avec empressement tout moyen de dévoiler cet homme. Voici des faits qui peuvent être attestés par 46 élèves. Le 28 juillet au matin, plusieurs élèves de l'École Normale désirant aller au feu, M. Guigniault leur dit à deux reprises qu'il pourrait appeler la gendarmerie pour rétablir l'ordre dans l'École. La gendarmerie, le 28 juillet! Le même jour, M. Guigniault nous dit avec son pédantisme ordinaire : « Voilà bien de braves gens tués de part et d'autre. Si j'étais militaire, je ne saurais à quoi me décider. Que sacrifier, ou de la liberté ou de la légitimité? » Voilà l'homme qui, le lendemain, ombragea son chapeau d'une cocarde tricolore. Voilà nos libéraux doctrinaires! Sachez aussi, monsieur, que les élèves de l'Ecole normale, mus par un noble patriotisme, se sont présentés tout dernièrement chez M. Guigniault pour lui manifester l'intention où ils étaient d'adresser une pétition au ministre de l'Instruction publique pour avoir des armes, s'exercer aux manoeuvres militaires, afin de pouvoir défendre le territoire, en cas de besoin. Voici la réponse de M. Guigniault. Elle est aussi libérale que sa réponse du 28 juillet : « La demande qui m'est adressée nous couvrirait de ridicule; c'est une imitation de ce qui s'est fait dans les collèges cela est venu d'en bas. Je ferai observer que lorsque pareille demande fut adressée par les collèges au ministre, deux membres seulement du Conseil royal votèrent pour, et ce furent précisément ceux du Conseil qui ne sont pas libéraux. Et le ministre a accordé : c'est qu'il a craint l'esprit turbulent des élèves, esprit pitoyable qui paraît menacer d'une ruine complète l'Université, et même l'École Polytechnique. » Au surplus, je crois que, sous un certain rapport, M. Guigniault se défend avec raison du reproche de partialité pour la nouvelle École Normale. [C'était lÀ le sujet de la polémique entre MM. Guigniault et Guillard.] Pour lui rien n'est beau que l'ancienne École Normale, tout est dans l'ancienne École Normale. Dernièrement nous lui avons demandé un uniforme; il nous l'a refusé: à l'ancienne École, il n'y en avait pas. On faisait trois années d'études à l'ancienne Ecole; on avait reconnu lors de l'institution de l'École préparatoire l'inutilité d'une troisième année; M. Guigniault a obtenu qu'elle fût rétablie. Bientôt, à l'instar de l'ancienne École Normale, nous ne sortirons qu'une fois par mois, et nous rentrerons à cinq heures. Il est si beau d'appartenir au régime de l'Ecole qui a produit MM. Cousin et Guigniault. Tout en lui annonce les idées les plus étroites et la routine la plus complète. J'espère que ces détails ne vous déplairont pas, et que vous voudrez bien en tirer, dans votre estimable feuille, tout le parti possible. _Un élève de l'École normale_ [Galois avait signé de son nom; ce fut le directeur du journal qui mit la signature anonyme.] Quelques circonstances atténuantes que l'on puisse plaider en faveur de Galois, et bien qu'il n'y eût rien de faux dans sa lettre [Cela résulte de la comparaison de sa lettre avec celle de Bach, qui fut écrite en réponse.], elle n'en était pas moins inadmissible. Sa publication jeta le trouble le plus profond parmi les élèves, qu'elle mettait directement en cause en invoquant leur témoignage. Qu'il en fût l'auteur, personne n'en doutait : lui-même, avant d'écrire, avait annoncé son intention à plusieurs de ses camarades. Ceux-ci n'en furent pas moins stupéfaits de voir qu'il eût mis son projet à exécution. Que faire? Se solidariser avec lui par le silence paraissait impossible; mais d'autre part protester contre sa lettre ne semblerait-il pas une dénonciation indirecte? Pas plus qu'aux journées de Juillet l'accord complet ne put s'établir. Je ne voudrais pas abuser du témoignage de la _Gazette des Écoles_, qui dans l'occasion peut paraître suspect, surtout si, comme cela est probable, elle tenait ses renseignements de Galois lui-même ; mais, sachant combien l'agitation persista dans l'École après son départ, combien les démêlés entre M. Guigniault et ses élèves furent vifs et nombreux en 1831, sachant aussi ce que fut le gouvernement de M. Cousin dont M. Guigniault n'était que l'humble serviteur, je pense qu'il y a beaucoup de vrai dans ce tableau des dissentiments entre normaliens, que la _Gazette des Écoles_ publia en janvier 1831, après que le Conseil royal eut ratifié le renvoi de Galois « Les élèves des Sciences sont moins accessibles à l'esprit de coterie que les élèves des Lettres, et, parmi ces derniers, il faut distinguer les élèves des Lettres proprement dits des élèves de Philosophie. Ceux-ci, cousinistes enragés, ne jurent que par le maître : ils le suivent déjà dans ses dédains pour tout ce qui n'est pas à la hauteur de la Science. C'est à l'École qu'ils font provision de mépris : ils en ont pour les élèves des Sciences eux-mêmes; ils en ont pour ceux de leurs camarades qui ne pourront jamais s'éle- ver à une classe de Rhétorique ou de Philosophie....; ils en ont pour leur directeur lui-même, dont tout le mérite, disent-ils, se réduit à savoir le grec et à avoir fait des notes. » Quelques jours après, une lettre, venue évidemment de l'École, priait la _Gazette des Écoles_ d'ajouter à ces distinctions celle des élèves de première année et des élèves de deuxième année : ceux-là nommés après la révolution et beaucoup moins dociles que leurs camarades. L'entente ne pouvait se faire aisément dans ce petit monde ainsi divisé. Un texte de lettre à la _Gazette des Écoles_ fut proposé, mais ne réunit pas l'unanimité; beaucoup sans doute refusaient d'agir avant M. Guigniault; quatre élèves seulement persistèrent à envoyer cette protestation au directeur du journal, qui refusa de l'insérer. « Il faut, disait-il, de deux choses l'une, ou que la lettre porte toutes les signatures, ou que les quatre signataires actuels se contentent de ne parler qu'en leur propre et privé nom. » Ceci le 9 décembre; le même jour M. Guigniault mettait Galois à la porte. Ce fut seulement le lendemain qu'une nouvelle lettre fut écrite et envoyée à la _Gazette des Écoles_; et il résulte de son texte que l'accord n'avait pu s'établir entièrement entre les élèves de deuxième année Lettres et ceux de deuxième année Sciences. Les premiers avaient signé ce qui suit : Paris, le 10 décembre 1830 Monsieur, Ce n'est pas à nous, élèves résidant encore à l'École Normale, qu'il appartient de repousser les attaques parties de dehors contre notre directeur. Nous ne voulons donc pas engager ici une longue polémique avec la _Gazette des Ecoles_, ni chercher à réfuter ses injures. Mais nous avons été vivement indignés que l'un de nous prétendît se constituer le représentant de toute l'École et affirmer en notre nom des faits que nous attestons être faux ou dénaturés par la manière odieuse dont ils sont présentés. Nous désavouons entièrement l'esprit aussi bien que la forme de la lettre écrite dans le numéro de la _Gazette des Écoles_ du 5 décembre. Loin de partager les sentiments qu'elle exprime, nous saisissons avec empressement cette occasion de témoigner à M. Guigniault notre reconnaissance pour la manière aussi noble que ferme dont il a défendu nos intérêts pendant tout le cours de son administration, et dans les moments les plus critiques pour l'Ecole. Nous déclarons que nous lui sommes redevables d'avoir joui d'une liberté de penser que l'on cherchait alors à étouffer partout, et que, pendant les derniers jours de Juillet, dans ses rapports avec nous, sa conduite n'a pas démenti ce qu'il avait tenu jusqu'alors. Nous espérons, monsieur, qu'après avoir accueilli avec tant d'empressement l'accusation de l'un d'entre nous, vous recevrez de même la réclamation de tous les autres, et que vous insérerez notre lettre dans le plus prochain numéro de votre journal, sans nous forcer de recourir aux voies légales. _Les élèves de seconde année résidant encore à l'École, témoins des faits._ Après ce long et chaleureux _satisfecit_ donné à M. Guigniault par les littéraires, venait un _post-scriptum_ beaucoup plus sec signé par les scientifiques : Les élèves de seconde année, non témoins des faits, déclarent toutefois qu'ils refusent à l'auteur de la lettre insérée dans le numéro de la _Gazette des Écoles_ du 5 décembre le témoignage qu'il réclame d'eux. Ainsi, tandis que les littéraires couvraient de fleurs leur directeur et traitaient Galois de menteur, les scientifiques, ses camarades immédiats, sous le prétexte inadmissible qu'ils n'avaient pas été témoins des faits, se bornaient, sans un mot pour M. Guigniault, à relever l'incorrection qu'avait commise Galois en invoquant publiquement leur témoignage sans y avoir été autorisé. Le désaccord entre les deux sections est donc flagrant. M. Guigniault voulut absolument faire croire que le coupable lui avait été dénoncé par ses camarades. Il le dit expressément dans un rapport au ministre, [Archives nationales, carton F17, 70335.], daté du jour même de l'expulsion. « Cet élève, écrivait-il, m'a été déclaré coupable, tant par la déclaration de plusieurs de ses camarades, que par un aveu plein d'impudence fait après de vains essais de dénégation. » Mais on ne peut s'empêcher de remarquer que, quelques lignes plus loin, il écrivait : « Galois, m'étant désigné par tous les _indices_ comme l'auteur de la lettre, j'ai pensé qu'il ne convenait pas de laisser plus longtemps l'École entière sous le poids de sa faute. » _Indices_ parait bien faible pour une dénonciation des camarades et un aveu du coupable. Il est également étrange que, dès le 9, M. Guigniault, dans un autre passage de son rapport, ait assuré au ministre que les élèves de l'École avaient dès le premier moment pris l'initiative d'un désaveu unanime, quand on sait, par les faits les mieux établis, que l'unanimité n'avait pas été obtenue avant le 9 décembre, et que, pour le désaveu du 10, les Lettres et les Sciences n'avaient pu adopter une formule commune. Le 18, M. Guigniault insiste encore sur l'initiative des élèves dans une lettre adressée au _Constitutionnel_. Il n'avait pas eu besoin, disait-il, de faire d'information parce que les camarades mêmes de Galois s'en étaient chargés et qu'ils _avaient pris l'initiative_ pour l'honneur de l'École. Or le rôle de M. Guigniault avait été beaucoup plus actif qu'il ne voulait bien le dire; j'en ai trouvé la preuve dans une lettre intime écrite le 11 par un élève d'autant moins suspect qu'il a pris énergiquement la défense du directeur. [Cette lettre m'a été communiquée par le fils de cet élève, normalien lui-même.] « M. Guigniault, dit-il, _nous rassembla plusieurs fois chez lui_, et nous témoigna toute sa douleur, et en même temps la satisfaction qu'il avait éprouvée en apprenant nos démarches pour le justifier complètement aux yeux du public. » Comme la seule démarche valable était du 10, M. Guigniault n'avait pu en remercier les élèves chaque fois qu'il les avait réunis, et, sous la formule rapide de la lettre, il est facile de deviner toute une série de négociations qui auraient été inutiles si, dès le premier moment, tous les élèves de l'École s'étaient unanimement accordés pour désavouer Galois et défendre M. Guigniault. Il y a enfin, et nous ne pouvons la négliger, la version de Galois lui-même sur les conditions dans lesquelles il fut exclu de l'École. Elle ne s'accorde pas du tout avec celle de M. Guigniault, et elle concorde au contraire dans son ensemble avec les faits essentiels qui résultent de l'examen des autres textes. D'après la _Gazette des Écoles_ du 12 décembre, M. Guigniault avait rassemblé tous les élèves, puis, s'adressant à chacun d'eux en particulier, leur avait dit « Êtes-vous l'auteur de la lettre écrite dans la _Gazette des Écoles_? » Les quatre premiers avaient répondu négativement; le cinquième, interrogé de la même manière, dit « Monsieur le directeur, je ne crois pas pouvoir répondre à cette question, parce que ce serait contribuer à dénoncer un de mes camarades. » A cette réponse pleine de noblesse et de fermeté, M. Guigniault laissa voir du dépit. S'adressant alors à un élève plus éloigné dans les rangs, il l'accusa d'avoir écrit la lettre en question et, sans plus de formalités, lui interdit l'entrée de l'École. Ainsi, d'après cette note du journal, inspirée évidemment par Galois, le désaccord des élèves se serait manifesté en présence même de M. Guigniault, et le renvoi aurait été décidé, non pas à la suite d'une enquête faite par les élèves eux-mêmes, mais d'après la dénonciation de quelques-uns ou les soupçons du directeur, et à la suite d'une sorte d'enquête publique interrompue dès le début. Enfin, le 30 décembre, le même journal publia la lettre suivante adressée à ses camarades par Galois. Mes camarades, Une lettre sans nom, signée simplement _un élèee de l'École normale_, a paru dans la _Gazette des Écoles_ sur M. Guigniault, notre directeur. Vous avez cru devoir protester contre les interprétations données par l'auteur de cette lettre aux faits qu'elle rapporte. Votre protestation n'a été signée qu'après que M. Guigniault, sur un simple soupçon, et comme il en convient lui-même, sur des préventions de longue main, m'eût exclu de l'École comme auteur de la lettre. Il n'appartient ni à vous ni à moi de prononcer définitivement sur le droit que s'est arrogé M. Guigniault. Mais ce que vous ne devez pas souffrir, c'est qu'il vous charge de toute la responsabilité de mon exclusion; c'est qu'après les témoignages de confraternité que j'ai reçus de vous à mon départ, il ose déclarer que vous avez pris l'initiative pour amener mon expulsion. Il est bien vrai qu'avant mon départ, nécessité par un refus matériel de subsistance, on vous avait suppliés de consommer cet _acte de justice_, et quoique rien n'eût troublé notre union, on vous conseillait par l'organe de M. Haiber, maître-surveillant, de vous opposer à mon plus long séjour à l'Ecole; mais vous avez repoussé ces honteuses insinuations. Faites plus, mes camarades ; je ne vous demande rien pour moi! mais parlez pour votre honneur et suivant votre conscience. Vous avez décliné la responsabilité que semblait vous imposer l'auteur de la lettre. Démentez maintenant une assertion d'autant plus fâcheuse que votre silence soutiendrait la raison du plus fort. Je suis jusqu'à la décision du ministre votre condisciple et, pour la vie, votre dévoué camarade, E. GALOIS Bien entendu cette lettre resta sans réponse; mais elle est extrêmement précise et écrite sur un ton de vérité dont on ne peut pas ne pas être frappé. Elle est d'ailleurs confirmée, pour ce qui concerne les adieux, par la lettre du camarade dont j'ai parlé. C'était un littéraire et un philosophe; il ignorait totalement la valeur de Galois et n'y faisait pas la plus petite allusion: il le présentait à son correspondant comme un mauvais sujet s'il en fut, du caractère le plus profondément pervers et sournois; il l'accusait de perfidie, d'invectives atroces, d'imputations bassement mensongères ; M. Guigniault lui paraissait au contraire l'homme le plus franchement libéral qu'il eût jamais connu; mais, ajoutait-il, « que j'ai été affligé, quand ce pauvre insensé, sortant ignominieusement de l'École, est venu nous dire adieu! » Galois n'a donc pas quitté l'École comme il eût été obligé de le faire, si l'unanimité de ses camarades se fût dès le premier moment prononcée contre lui et pour son exclusion. En tout cas, pour apprécier équitablement ce pénible épisode de l'histoire de l'École Normale, il ne faut pas perdre de vue le déchaînement de passions au milieu duquel il s'est produit. Il est nécessaire aussi, j'ose le dire, de ne pas oublier qui était Galois, et combien il avait déjà souffert dans son légitime orgueil. Certes M. Guigniault n'avait pas tort lorsque, dans son rapport au ministre, il assurait qu'il avait eu contre Galois, depuis son entrée à l'École, des sujets de plainte continuels. Il se rendait justice à lui-même en ajoutant « Trop préoccupé de l'idée de son incontestable talent pour les Sciences mathématiques, et me défiant de mes propres impressions, parce que j'avais déjà eu des sujets de mécontentement personnel contre lui, j'ai toléré l'irrégularité de sa conduite, sa paresse, son caractère intraitable, dans l'espoir, non pas de changer son moral, mais de le conduire à la fin de ses deux années, sans ravir à l'Université ce qu'elle avait droit d'attendre de lui. » Mais comme il se trompait déjà, en taxant de paresse l'indiscipline intellectuelle de Galois, et comme il se trompait davantage encore, en assurant, pour terminer, qu'il n'y avait plus de sentiment moral chez le jeune homme, et peut-être depuis longtemps. Ce n'est pas assez dire que, pour un génie comme celui de Galois et pour une époque comme celle où il vécut, les appréciations à la mesure des temps paisibles et des hommes ordinaires risquent aisément de tomber dans l'injustice. La vérité, c'est que l'erreur de conduite qui priva l'École Normale de Galois doit être attribuée avant tout à des sentiments de droiture intransigeante, exaltés chez lui par la conscience d'un génie supérieur, auquel avait été refusée la seule récompense qu'il ambitionnât vraiment l'admission à l'École Polytechnique. Galois avait quitté l'École normale le 9 décembre; son expulsion ne fut prononcée définitivement par le Conseil royal que le 3 janvier 1830. D'après Auguste Chevalier, [_Revue encyclopédique._ ] le Conseil aurait aussi décidé que Galois ne perdrait ni le titre, ni les avantages des élèves de l'École. C'est une erreur. Il n'y a rien de pareil ni dans le brouillon d'arrêté griffonné par M. Cousin en marge du rapport de M. Guigniault, ni dans le texte des registres [Archives du Ministère de l'Instruction publique]; la vérité, c'est que, dans le Conseil, M. Villemain, l'intime ennemi de son ami Cousin, insinua qu'il n'y aurait peut-être pas eu en tout cela de quoi fouetter un chat, si les journaux n'avaient grossi l'affaire par le bruit qu'ils avaient fait autour d'elle; c'est encore que M. Poisson s'intéressa au talent de Galois, lui conseilla de récrire le manuscrit perdu chez Fourrier, et se chargea de le présenter à l'Académie des Sciences dès le 17 janvier; c'est enfin que le ministre, M. Barthe, mis au courant de tout, fit venir Galois et l'assura qu'il ne serait pas inquiété pour la rupture de son engagement décennal.


Bernard Bychan; Last Modified: April 21, 2005