'Tout voir, tout entendre,

ne perdre aucune idée', Evariste Galois, 29/Oct/1831


La vie d'Évariste Galois

par M. Paul Dupuy

Professeur agrégé d'histoire, surveillant général de l'École Normale.

La vie d'Évariste Galois

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Au moment où se passa cette scène, Galois n'était pas encore connu du personnel de la prison : c'était avant tout l'homme qui voulait tuer Louis-Philippe. On s'aperçut sans doute à la longue de ce qu'il était réellement et de ce qu'il valait, car, au moment où le choléra de 1832 sévit avec le plus d'intensité, il fut l'objet d'une mesure de bienveillance motivée par le mauvais état de sa santé. On le fit sortir de la prison le 16 mars et on l'envoya dans une maison de santé de la rue de Lourcine. Mais il était marqué par le sort et cette bienveillance même fut cause de sa perte. Chez M. Faultrier, il fut prisonnier sur parole et noua l'intrigue d'amour au bout de laquelle il rencontra la mort. Si j'en crois une allusion de Raspail, Galois aurait livré son coeur vierge à quelque coquette de bas étage. La police n'était point derrière elle, comme l'ont cru les parents de Galois, sans quoi le soupçonneux écrivain n'eût pas manqué d'y faire allusion. L'enfant, qui déclarait à Sainte-Pélagie qu'il n'aimerait qu'une Tarpéia ou une Gracque, se donna tout entier à sa première passion avec sa violence ordinaire de sentiments, et finit par y trouver la même amertume dont il avait été déjà abreuvé tant de fois. Il eut à ce sujet une correspondance avec son ami Chevalier, qui s'était retiré à Ménilmontant, où il partageait avec l'éloquent Barrault le service du cirage des bottes. [_Journal de Paris_] Chevalier essayait sans doute d'attirer Galois dans la retraite où lui-même goûtait la paix du coeur; il en recevait des réponses comme cette lettre navrante datée du 25 mai: Mon bon ami, il y a du plaisir à être triste pour être consolé; on est vraiment heureux de souffrir quand on a des amis. Ta lettre, pleine d'onction apostolique, m'a apporté un peu de calme. Mais comment détruire la trace d'émotions aussi violentes que celles où j'ai passé? Comment se consoler d'avoir épuisé en un mois la plus belle source de bonheur qui soit dans l'homme, de l'avoir épuisée sans bonheur, sans espoir, sûr qu'on est de l'avoir mise à sec pour la vie? Oh! venez après cela prêcher la paix! Venez demander aux hommes qui souffrent d'avoir pitié de ce qui est! Pitié, jamais ! Haine, voilà tout. Qui ne la ressent pas profondément, cette haine du présent, n'a pas vraiment l'amour de l'avenir. Quand la violence ne serait pas une nécessité dans ma conviction, elle le serait dans mon coeur. Je ne veux pas avoir souffert sans me venger. A part cela, je serais des vôtres. Mais laissons cela; il y a des êtres destinés peut-être à faire le bien, mais à l'éprouver, jamais. Je crois être du nombre. Tu me dis que ceux qui m'aiment doivent m'aider à aplanir les difficultés que m'offre le monde. Ceux qui m'aiment sont, comme tu le sais, bien rares. Cela veut dire, de ta part, que tu te crois, quant à toi, obligé à faire de ton mieux pour me convertir. Mais il est de mon devoir de te prévenir, comme je l'ai fait cent fois, de la vanité de tes efforts. J'aime à douter de ta cruelle prophétie quand tu me dis que je ne travaillerai plus. Mais j'avoue qu'elle n'est pas sans vraisemblance. Il me manque, pour être un savant, de n'être que cela. Le coeur chez moi s'est révolté contre la tête; je n'ajoute pas comme toi : « C'est bien dommage. » Pardon, pauvre Auguste, si j'ai blessé ta susceptibilité filiale en te parlant lestement de l'homme à qui tu t'es dévoué. [Sans doute le père Enfantin.] Mes traits contre lui ne sont pas bien acérés, et mon rire n'a rien d'amer. C'est beaucoup de ma part, dans l'état d'irritation où je suis. J'irai te voir le 1er juin. J'espère que nous nous verrons souvent pendant la première quinzaine de juin. Je partirai vers le 15 pour le Dauphiné. Tout à toi. E. GALOIS En relisant ta lettre, je remarque une phrase où tu m'accuses d'être enivré par la fange putréfiée d'un monde pourri qui me souille le coeur, la tête et les mains. Il n'y a pas de reproches plus énergiques dans le répertoire des hommes de violence. De l'ivresse ! Je suis désenchanté de tout, même de l'amour de la gloire. Comment un monde que je déteste pourrait-il me souiller? Réfléchis bien. [_Revue encyclopédique_] Ainsi, quatre jours avant le duel où il fut blessé mortellement, il était las de son amour, et plus désespéré, plus violent que jamais ; mais il était libre, puisqu'il se proposait d'aller à Ménilmontant le 1er juin et de partir pour le Dauphiné le 15. Quel est l'incident qui détermina ce duel? On ne sait. Son cousin, M. Gabriel Demante, m'a écrit qu'à un dernier rendez-vous, Galois se serait trouvé en présence d'un prétendu oncle et d'un prétendu fiancé, et que chacun d'eux l'aurait provoqué en duel. Mais cette version n'est pas du tout conciliable avec celle que Raspail indique par quelques mots rapides: « Je n'aime pas les femmes, et il me semble que je ne pourrais aimer qu'une Tarpéia ou une Gracque, et, vous l'entendrez dire, je mourrai en duel, à l'occasion de quelque coquette de bas étage; pourquoi pas? puisqu'elle m'invitera à venger son honneur qu'un autre aura compromis. » Raspail devait, comme tous les patriotes, savoir exactement ce qui s'était passé, et il n'aurait pas mis cette prophétie dans la bouche de son Zanetto si l'histoire de l'oncle et du fiancé avait été vraie. La tradition de la famille a, je crois, été créée presque de toutes pièces par Alfred Galois, le frère d'Évariste, qui n'avait que dix-huit ans en 1832, [Né le 17 décembre 1814. (Archive du Bourge-la-Reine] et qui, par amour et par admiration pour son frère, crut toute sa vie qu'il avait été victime de la police personnelle du roi. D'après Alfred Galois le duel n'aurait pas été vraiment loyal : Evariste, chétif et myope, aurait eu affaire à de véritables spadassins soudoyés pour le tuer; il aurait d'abord tiré en l'air, puis il aurait été blessé mortellement par la première balle de son premier adversaire. On sent aisément dans tout cela l'invention romanesque : les choses se sont passées bien plus simplement. Rien n'était plus fréquent alors que les duels chez les républicains, les patriotes: ils se piquaient de gentilhommerie en tout, aussi bien dans leur conduite privée que dans leur conduite politique, et l'une des conséquences de cet oubli complet de soi-même, qui fait leur noblesse devant l'histoire, était la facilité avec laquelle, souvent pour de très légers motifs, ils se rendaient sur le terrain. Or, d'après Galois lui-même, c'est à deux patriotes qu'il eut affaire et, toujours d'après lui, ceux-ci étaient les dupes d'une infâme coquette: ils étaient de bonne foi. Alexandre Dumas, dans ses Mémoires, dit expressément que l'un d'eux était Pécheux d'Herbinville, l'un des acquittés du procès des _Dix-neuf_, et que c'est lui qui blessa Galois. Or Pécheux n'était certainement pas un faux frère : tous les hommes de la police qui s'étaient glissés dans les sociétés secrètes sous le règne de Louis-Philippe furent démasqués en 1848, lorsque Caussidière prit la préfecture de police, témoin Lucien de la Hodde. Si Pécheux avait été suspect, il n'aurait pas alors été nommé conservateur du château de Fontainebleau. Il faut donc absolument écarter l'idée de l'intervention de la police et du duel déloyal, de l'assassinat. On a dit encore que Galois avait été abandonné sur le terrain, même par ses témoins : cela non plus n'est pas vraisemblable, s'il est exact, comme me l'a écrit M. Demante lui-même, que l'un de ces témoins soit venu, le lendemain même du duel, faire une visite à la mère de Galois. Peut-être les témoins étaient-ils partis à la recherche d'une voiture ou d'un médecin, lorsque Galois fut trouvé par un paysan, qui passait avec sa charrette auprès de l'étang de la Glacière, sur le territoire de Gentilly, et amené par cet homme à l'hôpital Cochin. C'est d'ailleurs au témoignage de Galois lui-même qu'il convient de s'en rapporter pour juger la physionomie de l'affaire. Comment révoquer en doute ce témoignage donné dans la triste journée du 29 mai, la veille du duel, alors que, sûr de la mort inévitable dont la pensée le hantait depuis longtemps, Galois mit fiévreusement par écrit les résultats de ses recherches auxquels il tenait le plus, griffonnant sans cesse en marge : «Je n'ai pas le temps, je n'ai pas le temps », et, après avoir ainsi rédigé son testament scientifique, écrivit aux patriotes républicains et à deux de ses amis les belles lettres [Publiées par Chevalier, dans la _Revue encyclopédique_] que voici : 29 mai 1832. *Lettre à tous les républicains.* Je prie les patriotes mes amis de ne pas me reprocher de mourir autrement que pour le pays. Je meurs victime d'une infâme coquette. C'est dans un misérable cancan que s'éteint ma vie. Oh! pourquoi mourir pour si peu de chose, mourir pour quelque chose d'aussi méprisable! Je prends le ciel à témoin que c'est contraint et forcé que j'ai cédé à une provocation que j'ai conjurée par tous les moyens. Je me repens d'avoir dit une vérité funeste à des hommes si peu en état de l'entendre de sang-froid. Mais enfin j'ai dit la vérité. J'emporte au tombeau une conscience nette de mensonge, nette de sang patriote. Adieu! j'avais bien de la vie pour le bien public. Pardon pour ceux qui m'ont tué, ils sont de bonne foi. E. GALOIS *Lettre à N. L... et à V. D... [Peut-être Duchâtelet.]* Paris, 29 mai 1832 Mes bons amis, J'ai été provoqué par deux patriotes..... il m'a été impossible de refuser. Je vous demande pardon de n'avoir averti ni l'un ni l'autre de vous. Mais mes adversaires m'avaient sommé sur l'honneur de ne prévenir aucun patriote. Votre tâche est bien simple : prouver que je me suis battu malgré moi, c'est-à-dire après avoir épuisé tout moyen d'accommodement, et dire si je suis capable de mentir, de mentir même pour un si petit objet que celui dont il s'agissait. Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m'a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom. Je meurs votre ami, E. GALOIS Et au bas de cette dernière lettre, résumant sa propre destinée, telle qu'il la voyait alors clairement, ces mots : _Nitens lux, horrenda procella, tenebris aeternis involuta._ [Note de Flaugergues, dans le Magasin pittoresque.] Le duel eut lieu le 30 au matin, de très bonne heure, près de l'étang de la Glacière, sur le territoire de Gentilly. La balle qui atteignit Galois avait, d'après l'autopsie, été tirée à vingt-cinq pas : elle entra dans le ventre par le côté droit et traversa à plusieurs reprises l'intestin, pour venir se loger sous la fesse gauche. Le paysan qui releva le blessé l'amena à neuf heures et demie du matin à l'hôpital Cochin. [_La Tribune._ Registre d'entrées de l'hôpital Cochin. - La Note de Flaugergues, dans le _Magasin pittoresque_, dit qu'il fut relevé par un ancien officier. La version que je reproduis est celle que m'a communiquée M. G. Demante.] Galois s'était trop peu fait d'illusions la veille pour en conserver après sa blessure. Il vit la mort en face. Son jeune frère, seul de la famille, avait été prévenu: il accourut auprès de lui tout en larmes. Évariste essaya de l'apaiser par son stoïcisme : « Ne pleure pas, lui dit-il, j'ai besoin de tout mon courage pour mourir à vingt ans. [Communiqué par M. G. Demante] » En pleine connaissance, il refusa l'assistance d'un prêtre. [Communiqué par M. l'abbé Demante.] Vers le soir la péritonite inévitable se déclara et l'emporta en douze heures : il rendit le dernier soupir le 31 mai à dix heures du matin. [Registre de décès de l'hôpital Cochin.] La _Tribune_ annonça son enterrement en ces termes : « Les obsèques de M. Evariste Galois, artilleur de la garde nationale parisienne, et membre de la _Société des Amis du peuple_, auront lieu aujourd'hui samedi 2 courant. Le convoi partira de l'hospice Cochin à 11 heures et demie du matin. » Deux ou trois mille républicains s'y donnèrent rendez-vous: il y eut des députations de l'École de Droit, de l'École de Médecine, de l'artillerie de la garde nationale, sans parler, bien entendu, d'une nuée d'agents de police. Le préfet de police, M. Gisquet, se méfiait en effet. La veille, il avait interdit une réunion de la _Société des Amis du peuple_, dans une maison de la rue Saint-André-des-Arts, et fait faire plusieurs arrestations, sous prétexte qu'on voulait préparer des troubles à l'enterrement de Galois. Lui-même l'a dit dans ses Mémoires; il a prétendu aussi que, si le général Lamarque, à l'agonie depuis plusieurs jours, n'était pas mort précisément le matin du 2 juin, l'émeute qui ensanglanta Paris cinq jours plus tard aurait éclaté ce jour-là même au cimetière Montparnasse. Peut-être eût-ce été là les funérailles qu'avait rêvées Galois. Mais tout fut calme. Les patriotes se contentèrent d'enlever le cercueil, dès que le corbillard fut arrivé à la barrière; comme autrefois le corps de son père sur la route de Bagneux au Bourg-la-Reine, celui d'Évariste fut porté par les bras de ses amis jusqu'au bord de la fosse. Plusieurs discours furent prononcés. Parmi les orateurs figurèrent deux des principaux chefs de la _Société des Amis du peuple_, Plagniol et Charles Pinel. [_National_ et _Tribune_ du 3 juin. La mort et les obsèques du général Lamarque, en absorbant l'attention de toute la presse, ont empêché les journaux de donner aucun renseignement détaillé sur la mort et les obsèques de Galois.] Comme il fut mis dans la fosse commune, [Registre d'inhumations du Cimetière du sud.] il ne reste plus trace aujourd'hui de la sépulture de Galois. Telle a été cette vie si courte et si extraordinaire. Il n'est pas rare d'entendre les mathématiciens en déplorer la brièveté : que n'eût pas donné un tel génie si la mort ne l'avait pris à vingt ans! Mais non, Galois, semble-t-il, a rempli toute sa destinée. Si, comme il l'avait ardemment souhaité, il était entré à l'École Polytechnique, il aurait été tué avec Vaneau sur une des barricades de Juillet. Et comme il avait raison, deux ans plus tard, en regrettant de mourir « pour quelque chose d'aussi méprisable »; car s'il n'avait pas péri dans son duel, c'eût été certainement aux journées de juin 1832, et il aurait pu croire alors qu'il mourait pour son pays. Mais la mort avait marqué sa jeunesse, et il le savait bien lui-même, lui qui écrivait au milieu de ses calculs : L'éternel cyprès m'environne : Plus pâle que la pâle automne, Je m'incline vers le tombeau. _Revue encgelopédique._ Du moins le tombeau ne l'a-t-il pas pris tout entier; les quelques pages qu'il a laissées ont suffi pour que la patrie sache son nom: sa vraie patrie, la plus belle et la plus large de toutes, celle où fraternisent nécessairement, dans les conceptions rigoureuses et profondes des Mathématiques, tant de nobles intelligences dispersées sur tous les points du monde. Si, comme il le disait, l'immortalité n'est que la trace laissée dans la mémoire des hommes, [Communiqué par M. G. Demante] il est assuré de l'immortalité tant qu'il y aura des hommes: ignoré de la foule, son nom est défendu contre l'oubli par l'admiration d'une élite; c'est pour elle que j'ai écrit cette étude, en souhaitant d'ajouter à l'admiration du génie quelque sympathie pour l'âme ardente, pour le coeur tourmenté et misérable, et de dresser enfin, à côté de ce nom qui ne représentait que des idées, la figure vivante d'un homme.


Bernard Bychan; Last Modified: April 21, 2005