'Tout voir, tout entendre,

ne perdre aucune idée', Evariste Galois, 29/Oct/1831


La vie d'Évariste Galois

par M. Paul Dupuy

Professeur agrégé d'histoire, surveillant général de l'École Normale.

La vie d'Évariste Galois

D'autres matières:

C'est en 1823 que Galois quitta sa famille pour le collège. Déjà, deux ans auparavant, une demi-bourse lui avait été accordée au collège de Reims[Archives du Ministère de l'Instruction publique.]; mais sa mère avait préféré le garder encore près d'elle et il ne la quitta que pour entrer en quatrième à Louis-le-Grand comme interne. Sensible commue il l'était, l'enfant dut éprouver une impression singulière, en passant du village natal et de la maison paternelle, où la vie était grave et riante à la fois, dans cette sombre demeure du vieux Louis-le-Grand, toute hérissée de grilles et remuée de passions sous son aspect de geôle : passion du travail et des triomphes académiques, passion des idées libérales, passion des souvenirs de la Révolution et de l'Empire, haine et mépris de la réaction légitimiste. Depuis 1815 les révoltes n'y avaient pas cessé; deux proviseurs s'y étaient déjà usés en huit ans: le premier, M. Taillefer, parce que sa présence seule était une cause de mutinerie; le second, M. Malleval, au contraire, parce que, pour obtenir la paix, il avait laissé carte blanche au libéralisme. Au moment où Galois entra à Louis-le-Grand, un nouveau proviseur, M. Berthot, venait d'en prendre la direction et s'apprêtait à gouverner à la manière forte. Aussitôt les internes jugèrent qu'il n'avait été mis là que pour préparer le retour des Jésuites et manifestèrent contre lui, en s'abstenant de chanter à la chapelle ; la répression ne se fit pas attendre : elle eut pour résultat de donner à la sédition une forme moins négative et de la faire passer dans les salles d'études; on jeta alors les principaux mutins dans la rue, sans même avertir leurs familles, et telle fut l'exaspération des élèves qu'à la Saint-Charlemagne de 1824 ils résolurent de garder le silence lorsque le proviseur porterait le toast accoutumé au roi. Non seulement ils se turent, mais quelques professeurs ayant répondu sans ensemble, leurs voix, qui faisaient long feu, furent couvertes par des rires. Scandale abominable! Atterré et furibond, M. Berthot n'hésita pas à mettre à la porte tous les élèves présents au banquet; il décapita ainsi son collège. [Quicherat, Histoire de Sainte-Barbe.] Galois ne comptait pas encore parmi les tout premiers de sa classe à la fin de janvier 1824, puisqu'il ne fut pas expulsé. Peut-être même le prix et les trois accessits qu'il obtint à la distribution furent-ils dus en partie à ce bouleversement; ils suffirent en tout cas pour attester que l'enfant avait fait honneur aux leçons de sa mère et n'avait pas perdu les habitudes de travail régulier qu'elle lui avait données. Cependant, lorsqu'on sait la suite, il faut bien penser que ce qu'il vit à Louis-le-Grand, pendant cette première année d'internat, eut une influence décisive sur son caractère; ce fut, sans doute, la première crise de sa vie d'enfant. Jusqu'alors il n'avait connu que dans les livres et les entretiens maternels les luttes et les sacrifices pour la liberté, les conjurations contre la tyrannie; et voici qu'il venait de les trouver tout de suite réalisés dans ce monde, nouveau pour lui, du collège, d'où la crainte ne réussissait pas à écarter les souffles de la liberté, où l'étroitesse même des murs et les sévérités du règlement leur donnaient plus de force sur de jeunes âmes enivrées par les délices des premiers enthousiasmes. La sienne avait été trop bien préparée pour n'être pas aussitôt prise à ce qu'il y avait de généreux dans l'esprit de désordre qui régnait alors dans la plupart des collèges de Paris. C'est alors, j'en suis convaincu, que s'enracinèrent dans son coeur les sentiments qui firent la foi de sa vie: il est resté jusqu'à son dernier jour un Louis-le-Grand de 1824. Cette crise morale ne ralentit pas d'ailleurs son travail : il releva encore son rang dans sa classe, et obtint, à la fin de la Troisième, le premier prix de vers latins et trois accessits ; un accessit de version grecque au Concours général le classa parmi les élèves sur lesquels le collège devait compter pour l'avenir. C'est en Seconde seulement que parurent les premières marques de lassitude et de dégoût pour le travail scolaire ; il n'eut que quatre accessits au lycée. Il avait probablement aussi été mal portant pendant l'année; pour ménager sa santé et raffermir ses succès, le proviseur proposa de lui faire redoubler la Seconde. D'après une lettre qu'il écrivit au père de Galois, il pensait surtout que l'enfant n'avait pas encore le jugement assez mûr, et n'estimait pas à leur juste valeur les prix et le Concours général: une nouvelle Seconde lui ouvrirait les yeux sur ses véritables intérêts. [Archives du Lycée Louis-le-Grand.] Je me permets de croire que le proviseur ne voyait pas le mal de Galois tel qu'il était et n'en avait pas découvert le remède. C'était un très brave homme que le successeur de M. Berthot, M. Laborie; mais il était. assez borné. La Congrégation l'avait mis là surtout comme ancien chouan; il avait tout juste un petit bout de grade pris avant la Révolution dans l'université de Perpignan; il ne fallait pas lui demander autre chose que d'exécuter sa consigne rondement et sans faiblesse, en bon capitaine de gendarmerie; quant à démêler ce qui se passait dans une tête comme celle d'Évariste, il en était tout à fait incapable: en dehors de l'émulation, il ne voyait pas bien ce qui aurait pu déterminer un élève à travailler plutôt qu'à ne rien faire. Il ne s'apercevait pas qu'une sourde transformation s'opérait dans l'intelligence de Galois, que l'enfant était las des exercices scolaires où l'on prétendait enfermer l'activité de son esprit, et, au moment même où cette lassitude se manifestait à des signes certains, il prétendait lui faire piétiner une seconde fois la route où s'était endormi son ennui. Le père résista tout d'abord, et, à la rentrée de 1826, Évariste entra en Rhétorique. Son travail y fut jugé médiocre, sa conduite dissipée, son esprit trop jeune pour profiter de la classe; il fallut, en janvier, céder aux instances du proviseur: Evariste retourna en Seconde, dans la division de M. Saint-Marc-Girardin, et il y retrouva le succès, mais sans se donner aucune peine. Ses allures parurent des plus bizarres à son maître d'étude: si le sujet d'un devoir lui déplaisait, il le bâclait ou s'en dispensait; pour les leçons, point de milieu: ou très bien sues ou pas du tout; en réalité, il ne consacra que les quinze derniers jours de l'année aux facultés de sa classe. C'était sans doute assez pour son amour-propre, puisque, outre un second prix de version grecque, il obtint des accessits dans les quatre autres facultés, et un accessit de version grecque au Concours. C'était beaucoup, si l'on songe que cette seconde redoublée avait été pour lui l'année de crise intellectuelle, comme la Quatrième avait été celle de crise morale. Les classes de Mathématiques n'avaient pas alors, commue aujourd'hui, une existence indépendante; elles ne prenaient qu'une partie du temps de leurs élèves et les recrutaient dans les diverses classes supérieures de Lettres, selon la force, les convenances et les vues d'avenir de chacun. Ainsi Galois avait profité de son retour en Seconde pour entrer en même temps en Mathématiques préparatoires, première année. C'est là qu'il eut, sans plus tarder, la révélation de ses extraordinaires facultés. A peine eut-il entre les mains la Géométrie de Legendre, qu'il la lut d'un bout à l'autre, comme un autre eût fait d'un roman, m'a dit son ancien condisciple, M. Ludovic Lalanne; et, lorsqu'il eut fini, toute la longue série de théorèmes demeura fixée dans son esprit, aussi complète et aussi claire qu'au bout de deux années d'étude appliquée pour n'importe quel autre élève. Dans cet ordre de spéculations, son intelligence ignora toujours l'effort : d'un coup d'aile, du premier, elle quitta les plaines pour s'élever tout de suite aux sommets. Une note du _Magasin pittoresque_ de 1848, qui est probablement de son camarade Flaugergues, [D'après M. Ludovic Lalanne. Le frère de M. Ludovic Lalanne, Léon Lalanne, avait été en Mathématiques spéciales avec Galois.] nous apprend que les livres élémentaires d'Algèbre ne satisfirent jamais Galois, parce qu'il n'y trouvait pas la marque des inventeurs: dès sa première année de mathématiques, il recourut à Lagrange; il fit son éducation algébrique dans les ouvrages classiques de ce grand homme : la _Résolution des équations numériques_, la _Théorie des Fonctions analytiques_, les _Leçons sur le calcul des Fonctions_. Déjà, sans doute, il supportait malaisément la direction de son professeur, M. Vernier, bien que celui-ci dût constater son zèle: il n'eut que le deuxième accessit de sa classe, mais enleva le prix au Concours général. Il avait enfin mis le pied sur cette terre nouvelle, dont le désir obscur le travaillait depuis un an déjà, et l'avait détaché des études littéraires : il y entrait en conquérant, à la stupeur de ses camarades et de ses maîtres; lui-même en ressentit un immense orgueil, en même temps qu'il était entraîné, avec une rapidité vertigineuse, par un désir fou de marcher en avant, où s'absorbèrent bientôt toutes ses facultés. C'est vers ce temps que le changement de son hunmeur fut remarqué par toute sa famille : il devint concentré. Au collège ses manières devinrent de plus en plus étranges; au commencement de l'année son maître d'étude le trouvait encore « très doux, rempli d'innocence et de bonnes qualités », mais ne pouvait s'empêcher de noter en lui quelque chose de singulier; à la fin du second trimestre, il le juge original et bizarre, pas méchant, mais frondeur, singulier, aimant à contrarier et à taquiner ses camarades; les dernières notes l'accusent enfin d'avoir quelque chose de caché dans le caractère, lui reprochent une ambition et une originalité affectées, une bizarrerie qui le sépare entièrement de ses camarades. Il semble, en lisant ces notes, que l'on assiste à la transformation opérée dans l'enfant par la découverte des Mathématiques; il s'enfonce de jour en jour davantage dans ses méditations solitaires, et n'en sort que par de brusques d'étentes, où maîtres et camarades doivent pâtir de son humeur et surtout de l'opinion très haute et très juste qu'il s'est formée de lui-même. Ce fut bien autre chose l'année suivante. Il entra dans la division de Rhétorique de MM. Pierrot et Desforges, en même temps que dans la seconde année de Mathématiques préparatoires de M. Vernier. Les notes des deux premiers ne sont qu'une suite de lamentations : « Sa facilité ne paraît plus qu'une légende à laquelle on cessera bientôt de croire; - il n'y a trace dans les devoirs, quand il daigne en faire, que de bizarrerie et de négligence; - il est toujours occupé de ce qu'il ne faut pas faire, il l'affecte même; - il prend à tâche de fatiguer ses maîtres par une dissipation incessante; - il baisse tous les jours. » Il est clair que la lassitude est devenue du dégoût, et que désormais les Mathématiques l'absorbent tout entier. Les notes du maître d'étude sont à cet égard plus expressives encore que celles des professeurs de Rhétorique: ce maître a la plus haute opinion des facultés de Galois, qui lui paraissent hors ligne aussi bien pour les Lettres que pour les Mathématiques; aussi a-t-il essayé tout d'abord de lui faire accepter une distribution de temps qui sauvegarde la Rhétorique; malgré les promesses de Galois, le plan n'a pas tenu: désormais le maître juge la conduite de l'élève fort mauvaise et son caractère peu ouvert, avec un amour-propre et une affectation d'originalité insupportables. « Mais, dit-il textuellement, _la fureur des mathématiques le domine._ Je pense qu'il vaudrait mieux pour lui que ses parents consentent à ce qu'il ne s'occupe que de cette étude : il perd son temps ici et n'y fait que tourmenter ses maîtres et se faire accabler de punitions. »


Bernard Bychan; Last Modified: April 21, 2005