'Tout voir, tout entendre,

ne perdre aucune idée', Evariste Galois, 29/Oct/1831


La vie d'Évariste Galois

par M. Paul Dupuy

Professeur agrégé d'histoire, surveillant général de l'École Normale.

La vie d'Évariste Galois

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Il ne resta pas libre un mois. Pour le 14 juillet 1831 le parti républicain avait préparé une manifestation : plusieurs arbres de la liberté devaient être plantés, un entre autres sur la place de Grève. On comptait que le gouvernement n'oserait pas interdire cette commémoration; mais le préfet de police déclara la veille qu'il la considérerait comme séditieuse et s'y opposerait. Parmi les mesures de précaution qui furent prises figurait l'arrestation de Galois; on n'avait rien à lui reprocher, on tenait seulement à s'assurer de lui comme du plus farouche ennemi du roi. A six heures du matin, le commissaire de police du quartier Saint-Victor vint pour l'arrêter dans la maison de la rue des Bernardins où il habitait seul depuis son acquittement; Galois avait déjà décampé. Vers midi et demie, une troupe de jeunes gens, descendant la rue de Thionville (rue Dauphine), déboucha sur le Pont-Neuf pour aller à la Grève par le Châtelet; deux tout jeunes gens la précédaient, habillés en artilleurs de la garde nationale et armés de carabines: l'un d'eux était Galois, l'autre un de ses amis, Duchâtelet, étudiant en droit. Le Pont-Neuf était un des passages les plus surveillés : la police laissa les deux chefs s'engager sur le pont, et, les prenant par derrière, leur mit aussitôt la main au collet en les séparant de leur bande, qui fut dispersée. On trouva sur Galois, outre sa carabine chargée, des pistolets et un poignard. L'arrestation du _républicain_ Galois fut annoncée à toute la France par les journaux philippistes comme une prise de premier ordre. On le tenait et, cette fois, on se promettait de ne pas le lâcher de sitòt. L'imprudence de Duchâtelet fournit un premier prétexte pour allonger démesurément la détention. Tous deux avaient été conduits d'abord du poste de la place Dauphine au dépôt de la préfecture de police, et là, Duchâtelet avait eu la fâcheuse idée de crayonner sur les murs de sa chambre la tête du roi à côté d'une guillotine et, au-dessous, cette inscription : _Philippe portera sa téte sur ton autel, ô Liberté!_ On en profita pour le poursuivre de ce chef en correctionnelle avant d'engager l'autre affaire : mesure inique en ce qui concerne Galois puisque, au moment de son arrestation, il n'avait en réalité commis encore aucun délit et qu'il n'avait fait aucune résistance. Le 26 août, Duchâtelet fut acquitté pour ses dessins; le ministère public en appela et la cour ne fut saisie de l'affaire qu'un mois plus tard; le 23 septembre, elle confirma la sentence des premiers juges. Plus de deux mois s'étaient écoulés depuis que Galois avait été transféré à Sainte-Pélagie : on consentit enfin a s'occuper de lui. Mais de quoi l'accuserait-on? On avait pensé d'abord à un complot contre la sûreté de l'État: on y renonça, moins à cause du ridicule d'une pareille accusation que parce qu'elle entrainait un procès en cour d'assises, où l'acquittement était probable; trois mois de prévention ne paraissaient pas suffisants pour réparer l'acquittement du 16 juin; il fallait une bonne condamnation, et l'on n'avait chance de l'obtenir que des juges correctionnels. Malheureusement pour lui, Galois n'en avait pas assez fait : le 23 Octobre, il comparut en police correctionnelle avec Duchâtelet, sous l'inculpation de port illégal d'un costume militaire. Les deux prévenus répondirent pour leur défense qu'ayant appartenu avant le 2er_ janvier à l'ancienne artillerie de la garde nationale, ils s'étaient cru le droit d'en porter encore l'uniforme, comme l'avaient fait d'ailleurs beaucoup de leurs amis sans être inquiétés. On leur fit voir qu'ils s'étaient trompés, mais inégalement, parait-il, puisque Duchâtelet en fut quitte pour trois mois de prison, tandis que Galois en eut le double. [_Gazette des Tribunaux._] Si l'on en croit un passage du _journal_ de sa soeur, Mme_ Chantelot, [Communiqué par Mme_ Guinard, sa fille] cette condamnation surprit profondément Galois. Il ne pouvait se figurer que sa longue détention préventive ne serait pas jugée suffisante pour punir un aussi mince délit : il eut la naïveté d'en appeler et de faire ainsi le jeu de ses ennemis. En vain son défenseur prouva-t-il qu'il avait bien appartenu à l'artillerie en décembre 1830; la cour ne voulut pas admettre la bonne foi et décida que, du moment qu'il n'avait pas été compris dans la réorganisation, il avait bien commis le délit prévu par l'article 259 du code pénal, délit aggravé par le port de carabine et de pistolets chargés. Le poignard caché sous les vêtements de Galois, en réveillant le souvenir des _Vendanges_, justifiait pour lui une peine double de celle qu'on infligeait à son ami. Ce jugement définitif fut rendu le 3 décembre. Galois retourna à Sainte-Pélagie et y fut écroué comme condamné le 17. Sa peine ne devait expirer que le 29 avril 1832. « Passer encore cinq mois sans prendre l'air! c'est une fort triste perspective, écrivait sa soeur, et je crains bien que sa santé n'en souffre beaucoup. Il est déjà si fatigué. Ne se livrant à aucune pensée qui puisse le distraire, il a pris un caractère sombre qui le fait vieillir avant le temps. Ses yeux sont creux comme s'il avait cinquante ans. » Sauf huit jours de transfert à la Force, [Registre d'écrou de Sainte-Pélagie] dont l'ignore le motif, Galois fit toute sa prévention et toute sa peine à Sainte-Pélagie jusqu'au 19 mars 1832, jour où il fut envoyé dans une maison de santé. A Sainte-Pélagie, le régime des prisonniers politiques était relativement doux. La nuit, ils étaient enfermés par groupes dans des chambres situées aux étages supérieurs de la triste façade qui se dresse comme une falaise au-dessus de la rue du Puits-de-l'Ermite; elle était alors toute neuve et éblouissante de blancheur. Le jour, ils pouvaient rester dans la chambrée, aller à la cantine, ou se promener dans la cour qui leur était réservée. L'enfant qui ignorait tout de la vie trouva là, à côté de quelques compagnons dignes de le comprendre, comme F.-V. Raspail, [Lettre sur les Prisons de Paris de F.-V. Raspail] la foule assez mêlée des prisonniers pris dans les innombrables émeutes qui bouleversaient Paris depuis juillet 1830; gens du peuple de moeurs grossières, vieux grognards de l'empire, que sa jeunesse, sa petitesse, ses allures sauvages et méditatives surprirent, et qui, tout en l'aimant beaucoup, le firent horriblement souffrir. Il s'était remis au travail, travail de tête suivant son habitude, et marchait souvent plusieurs heures de suite dans la cour en méditant. Cependant la plupart des autres détenus passaient leur temps à boire dans une cantine spéciale tolérée par le directeur, l'eau-de-vie que la femme d'un prisonnier apportait tous les jours, cachée dans une paire de bottes. Ils voulurent que Galois bût avec eux. Raspail s'en indignait. « Cette cantine-là, écrit-il dans ses _Lettres sur les prisons de Paris_, fait mon désespoir : nos soiffeurs finissent par y entraîner tout ce que nous possédons de plus généreux parmi nos jeunes camarades. Quoi! vous êtes buveur d'eau, jeune homme! ô Zanetto, laissez là le parti des républicains, retournez à vos Mathématiques! Tenez, voilà au contraire un franc luron qui vous rend raison d'un toast avec la même élégance qu'il vous assomme un sergent de ville!... Allons, allons, mon pauvre Zanetto ! il faut vous faire parmi nous! acceptez pour essai ce petit verre; on n'est pas homme sans les femmes et le bon vin !.... Refuser ce défi, c'est un acte de couardise; et notre pauvre Zanetto a dans son grêle corps tant de bravoure qu'il donnerait sa vie pour la centième partie de la plus petite bonne action; il saisit le petit verre avec le même courage que Socrate prenait la ciguë, il l'avale d'un trait, non sans cligner de l'oeil et se tordre les lèvres; un second petit verre n'est pas plus difficile à vider que le premier. Au troisième, le débutant perd l'équilibre; triomphe! victoire! honneur au Bacchus de la geôle! on a saoulé une âme candide qui a horreur du vin !.... Grâce pour cet enfant si chétif et si brave, sur le front duquel l'étude a déjà gravé, en rides profondes, et dans l'espace de trois années, soixante ans des plus savantes méditations; au nom de la science et de la vertu, laissez-le vivre! dans trois ans, il sera le savant Évariste Galois ! » Une autre fois, toujours d'après le même témoin, Zanetto-Galois travaillait en arpentant la cour, pensif et rêveur, sobre comme un homme qui ne tient à la terre que par le corps, et qui ne vit que par la pensée. Les bravaches d'estaminet lui crièrent de la fenêtre : « Eh! notre vieillard de vingt ans, vous n'avez pas seulement la force de boire, vous avez peur de la boisson. » Il monta pour marcher droit vers le danger, vida d'un trait une bouteille, puis la jeta à la tête de l'impertinent provocateur. C'était une bouteille d'eau-de-vie! Il redescendit d'abord droit et ferme sur ses jambes, mais bientôt Raspail dut venir à son aide. Galois, au désespoir, s'accrocha à son bras, lui disant : « Que je vous aime! et en ce moment plus que jamais : vous ne vous soûlez pas, vous; vous êtes sobre et ami de la pauvreté! Mais, que se passe-t-il dans mon être? Je porte deux hommes en moi! et malheureusement je devine celui qui l'emportera sur l'autre; je suis trop impatient d'arriver au but: les passions de mon âge s'imprègnent toutes d'impatience; la vertu même a ce vice chez moi. Voyez plutôt! je n'aime pas le vin; et sur un mot je le bois en me bouchant le nez et je me soûle !... Savez-vous bien, mon ami, ce qui me manque? Je ne le confie qu'à vous: c'est quelqu'un que je puisse aimer, et aimer de coeur seulement. J'ai perdu mon père, et personne ne l'a plus remplacé là, vous m'entendez! Oh! quel bien vous m'avez fait de n'avoir pas ri de moi! dans quel cloaque sommes-nous? et qui nous en tirera par quelque chose de digne? » Après cela ce fut l'ivresse violente. Il fallut remonter Galois dans la chambrée et l'étendre sur un lit; des mouvements tétaniques le secouaient: il se relevait, retombait sans connaissance, se relevait encore avec une nouvelle exaltation et « prophétisait des choses sublimes, qu'une réticence rendait souvent ridicules ». Il se serait tué, si l'on ne s'était pas jeté sur lui. Enfin il s'endormit. Rien n'est plus navrant que ce récit de Raspail, bien qu'il semble avoir été arrangé après coup, en vue de la publication. J'en ai supprimé bien des détails écoeurants. Heureusement pour Galois la prison n'était pas perpétuellement un cloaque, et, sans parler de son travail, il s'y passait tous les jours une scène bien propre à plaire à l'exaltation de son âme. Chaque soir, avant de remonter dans les chambrées pour y être _bouclés_, tous les prisonniers politiques s'assemblaient autour d'un drapeau tricolore : ils chantaient en choeur des chansons patriotiques et terminaient par la _Marseillaise_. Au couplet « _Amour sacré de la patrie!_ » tout le monde s'agenouillait; puis, du haut des fenêtres grillées, les jeunes détenus, ceux qu'on appelait les _mômes_, gamins abandonnés ou vagabonds qui partageaient le quartier des politiques, suspendus en grappes aux barreaux, entonnaient à leur tour la strophe des enfants : elle paraissait tomber du ciel. Nous entrerons dans la carrière Quand nos aînés n'y seront plus; Nous y trouverons leur poussière Et la trace de leurs vertus. Bien moins jaloux de leur survivre Que de partager leur cercueil, Nous aurons le sublime orgueil De les venger ou de les suivre! Quand les voix claires des enfants s'étaient tues, les hommes défilaient devant le drapeau et le baisaient avant de remonter. Les geôliers pouvaient alors fermer les chambrées, chacun avait emporté dans son coeur une émotion qui l'élevait au-dessus de lui-même, et effaçait ou faisait oublier jusqu'au lendemain les misères et les hontes de la prison. Ce devait être pour Galois un énergique stimulant moral, en harmonie avec l'enthousiasme naturel de son âme, avec ce penchant au sacrifice de soi-même, qui n'est jamais plus fort que vers la vingtième année, et qui l'était chez lui à un si haut degré. Un soir, la scène grandiose eut une fin terrible pour lui. Il était à peine arrivé depuis une semaine à Sainte-Pélagie, lorsqu'on y célébra par une messe solennelle l'anniversaire des journées de Juillet. Les prisonniers, s'emparant du catafalque qui avait été dressé dans la chapelle, le transportèrent dans leur cour, et le 27, le 28 et le 29, firent devant lui la cérémonie du drapeau. Le 29, ils étaient depuis quelques instants rentrés dans leurs chambrées, lorsqu'un coup de feu, parti d'une mansarde de la rue du Puits-de-l'Ermite, en face de la prison, blessa de quelques grains de plomb un prisonnier dans la chambrée de Galois. Aux cris de ses camarades les guichetiers accoururent, et redescendirent avec le blessé et deux ou trois de ses compagnons qui voulaient témoigner devant le directeur de la prison. Galois en était. Avec le flegme méprisant qu'il affectait souvent lorsqu'il était ému ou quand il parlait à des gens entre les mains desquels il se sentait, il accusa du coup de feu un porte-clefs de la prison, qui demeurait en effet en face. Peut-être ajouta-t-il quelque froide insulte à l'adresse du directeur, comme il en avait eu à l'adresse de ses juges dans son premier procès; toujours est-il qu'il fut immédiatement mis au cachot. Lorsque les prisonniers l'apprirent le lendemain matin, ils se révoltèrent et, avec l'aide des _mômes_, se rendirent maîtres de la prison jusqu'au soir : il fallut bloquer Sainte-Pélagie avec de la troupe et, pour ramener l'ordre sans effusion de sang, promettre que Galois serait retiré de son cachot. La seule punition fut le départ des enfants .


Bernard Bychan; Last Modified: April 21, 2005